Ronan Rivière (E09) : « J’ai créé ma compagnie de théâtre pour garder ma liberté »
Auteur, comédien et metteur en scène, Ronan Rivière (E09) présente avec sa compagnie Le Nez, d’après Gogol, au Lucernaire à Paris jusqu'au 20 février. Il nous raconte sa carrière, ses choix artistiques, et la vie au théâtre à l’heure du COVID.
ESSEC Alumni : Comment êtes-vous passé des bancs de l’ESSEC aux planches de théâtre ?
Ronan Rivière : En parallèle de mes études à l’ESSEC, j’ai suivi le cours Simon, puis une fois diplômé, j’ai intégré le Studio d’Asnières, avant d’être embauché comme apprenti-comédien au Théâtre National de Toulouse (aujourd’hui Théâtre de la Cité), où j’ai notamment joué sous la direction de Laurent Pelly, pendant 2 ans. Depuis, j’ai joué et mis en scène une dizaine de spectacles, principalement avec ma compagnie, Voix des Plumes.
EA : Pourquoi avoir choisi de monté votre propre compagnie ?
R. Rivière : La plupart des metteurs en scène ont leur propre compagnie. Cela permet non seulement de produire au moins l’amorce des projets avant de trouver des coproducteurs, mais aussi de garder une part de liberté par rapport aux tourneurs. Ce qui est plus rare, c’est de réussir à monter une troupe, c’est-à-dire un groupe créatif qui a une activité suffisamment soutenue et indépendante pour proposer régulièrement des spectacles ensemble. C’est très précieux car cela projette le travail de mise en scène beaucoup plus loin, dans la mesure où chaque spectacle prépare aussi le suivant.
EA : Votre formation managériale vous aide-t-elle pour gérer votre compagnie ?
R. Rivière : L’ESSEC m’a apporté certains réflexes administratifs et de communication, mais surtout la conscience de l’exigence et de la responsabilité qui incombe à l’animateur d’une structure. Le cadre législatif dans le théâtre a beaucoup de spécificités, notamment en termes d’emploi et de sécurité ; l’obtention de financements (souvent publics) nécessite la maîtrise et le respect de multiples critères. Je n’ai évidemment pas appris cela à l’ESSEC, mais j’avais les bases pour comprendre – ou du moins mon cursus m’a donné suffisamment confiance pour prendre à ma charge des tâches de gestion.
EA : Vous cumulez les casquettes d’auteur, de comédien, de metteur en scène… Est-ce courant dans le milieu du théâtre ?
R. Rivière : Les choses se sont faites progressivement, et presque naturellement. Au début j’étais seulement comédien. Puis, très vite, étant à l’initiative des projets, je suis devenu metteur en scène. Et après, il a fallu adapter les textes et écrire pour que chaque membre de la troupe s’y retrouve. Il s’agit d’un parcours très classique, depuis Molière et même avant.
EA : Comment la crise du COVID-19 vous impacte-t-elle ?
R. Rivière : Il est certain que jouer nous a beaucoup manqué pendant les confinements et fermetures – mais la pause était nécessaire pour endiguer l’épidémie, et nous n’étions pas le seul secteur concerné. Par ailleurs on a tout de même pu travailler, en répétant, en animant des ateliers en établissements scolaires, en formation professionnelle, en recherche… De surcroît, on a eu des aides, et les théâtres ont majoritairement reporté les dates prévues. En fait, c’est plus dur depuis ce début de saison.
EA : Pourquoi ?
R. Rivière : Une partie du public n’est pas encore revenu dans les salles, et les programmateurs ont du mal à gérer à la fois l’embouteillage des productions et l’incertitude de la fréquentation et des budgets.
EA : Voyez-vous une issue à cette situation ?
R. Rivière : Je ne vois pas d’autre solution que rassurer les spectateurs sur le fait que les salles sont bien ventilées, que le port du masque est bien respecté, que les acteurs sont vaccinés 3 doses et qu’ils limitent leurs interactions sociales au minimum pendant les exploitations…
EA : Aujourd’hui, vous présentez Le Nez, d’après Nikolaï Gogol, au Lucernaire à Paris…
R. Rivière : Nous avons créé Le Nez au Potager du Roi à Versailles – la ville accueille notre compagnie en résidence depuis 2016 – puis avons joué une trentaine de représentations au Théâtre 13 en 2020. Nous reprenons la pièce au Lucernaire depuis le 5 janvier dernier et jusqu’au 20 février.
EA : Que raconte cette pièce ?
R. Rivière : Il s’agit d’une adaptation théâtrale de la plus fantaisiste des Nouvelles de Pétersbourg, de Gogol, avec 6 comédiens et un musicien. Une farce qui dépeint avec humour les aberrations des grandes villes, à l'époque d'un État policier et bureaucratique… L’intrigue met en scène un petit fonctionnaire nommé Kovalev, qui se réveille et constate avec effroi que son nez a disparu, ce qui le met dans un grand embarras, lui qui est très coquet. En plus, son nez court et sème la pagaille à travers Pétersbourg, en répandant des idées révolutionnaires partout où il passe. Au point que la police et la médecine doivent être mobilisées pour régler le problème…
EA : Pourquoi avoir choisi ce texte ?
R. Rivière : Le recul poétique de cette nouvelle publiée en 1836, à une époque où la censure favorise les détours de la fable, en fait toute la virtuosité et la complexité. Gogol écrit Les Nouvelles de Pétersbourg car il est effaré et fasciné par la monstruosité d’une capitale écrasée par la bureaucratie et la police, où, dans les logements insalubres, derrière l’apparat des palais, s’accumulent des détresses humaines et financières, des disettes et des épidémies. Mais il défend ces causes sociales avec distance et humour, presque avec insouciance, comme une bêtise pour se divertir d’une angoisse. Ce mélange rend le texte très drôle et très touchant en même temps.
EA : Quel est votre processus de travail quand vous abordez une pièce ?
R. Rivière : D’abord il y a l’adaptation. Il s’agit de transposer au théâtre une nouvelle littéraire, de respecter l’esprit et la langue du texte d’origine, et de trouver et développer les endroits où l’intention de l’auteur rencontre l’esprit de la troupe et celui des interprètes. J’ai réécrit des pans entiers du Nez en m’inspirant de la lecture des autres œuvres de Gogol – notamment les autres Nouvelles de Pétersbourg et Les âmes mortes – mais aussi de textes de Pouchkine et Tourgueniev, pour aboutir à une proposition à la fois personnelle et proche de l’histoire et de son humour.
EA : Quid du passage à la scène ?
R. Rivière : La distribution des rôles se fait presque avec évidence, puisque j’écris l’adaptation en pensant aux membres de la troupe, et que nous avons des personnalités et des physiques très différents. Après, nous construisons avec le compositeur, le scénographe, la costumière et le créateur lumière… Pour les décors du Nez, on s’est inspiré de peintres russes du XIXème siècle (Ilya Repine, Makovsky, Bakst, Yaroshenko) ainsi que de dessins et de tableaux de Pétersbourg pour créer un décor impressionniste et mélancolique que le Nez va venir déséquilibrer : un grand pont avec des escaliers et des arcades, de hauts réverbères… Une architecture qui évoque la « Venise russe », comme on nomme Pétersbourg, et dont la patine et l’érosion reflètent à la fois le vernis craquelant de la haute société et l’usure des moujiks.
EA : Vous avez adopté une démarche similaire pour la musique…
R. Rivière : Effectivement, la musique, composée pour le spectacle et jouée sur scène au clavecin et à l’orgue, s’inspire pour sa part de Stravinsky et Chostakovitch, et s’amuse elle aussi à construire des harmonies pour les déconstruire ensuite. Comme si Kovalev tentait de se recomposer sans succès… Elle utilise plusieurs registres, passe de la musique de foire à la musique liturgique.
EA : Et comment se déroule le travail avec les comédiens ?
R. Rivière : Une fois que le décor, les costumes et la musique sont prêts, on plonge les acteurs dedans et l’éclairagiste intervient pour créer des atmosphères en fonction du jeu et du tableau visuel… Concrètement, on cherche et on répète. L’avantage est que notre troupe s’est déjà forgé une intimité avec les auteurs russes, en jouant Le Revizor (Gogol), Le Roman de Monsieur Molière (Boulgakov) et Le Double (Dostoïevski). Nous avons donc déjà fait un gros travail sur la cohabitation entre humour et empathie qui caractérise cette littérature. Nous nous appuyons sur un jeu collectif, enthousiaste, oscillant entre la virtuosité du cirque et la maladresse de la farce, avec des interprètes qui ont créé des liens au fil des spectacles et qui prennent plaisir à créer ensemble. Et qui partagent un univers commun s’appuyant sur le corps et la matière, et tenant le fil ténu entre la spontanéité et le style, la précision et l’accident.
EA : Avez-vous une tournée prévue avec Le Nez ?
R. Rivière : Nous jouerons la pièce au prochain festival off d’Avignon, au Théâtre des Gémeaux. Et une tournée est prévue la saison prochaine dans plusieurs villes.
EA : Quels sont vos autres projets ?
R. Rivière : À l’occasion des 400 ans de la naissance de Molière, nous reprenons Le Roman de Monsieur Molière en tournée et nous créons aux Grandes Écuries de Versailles La Foire de Madrid de Lope de Vega, auteur du Siècle d’or espagnol et principal inspirateur de Molière. Premières représentations en juin prochain, toutes les dates ici !
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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