Les start-up de la Civic Tech font toutes la même promesse : rendre le pouvoir aux citoyens. Poudre aux yeux ou feu aux poudres ? Tour d’horizon avec Kevin André (E99), Guillaume Bonnet (C09), Florian Cleyet-Merle (E12) et Romain Slitine (E03), qui ont déjà joint le mouvement.
Plates-formes de co-construction des lois comme Nova-Ideo, applications mobiles pour municipalités comme Neocity, sites de lobbying citoyen comme Vooter, comparateurs de programmes politiques en ligne comme Voxe… La Civic Tech est en pleine explosion en France. Romain Slitine est bien placé pour le savoir. Avec l’association Démocratie Ouverte, il a lancé Système D, incubateur de projets d’innovation démocratique, avec des partenaires comme le Crédit Coopératif, la Caisse des Dépôts, la Poste, Accenture ou encore la MGEN. « Nous proposons deux programmes : l’un très ouvert, avec des formations collectives, pour favoriser l’émergence d’initiatives et inciter à la mobilisation ; l’autre réservé à 5 ou 6 pépites par an, sélectionnées en fonction de leur capacité à changer les choses, pour les aider à trouver leur modèle et à changer d’échelle. » Les candidatures sont nombreuses et diversifiées. Elles ont cependant un point commun : « Toutes utilisent les ressources du numérique, et notamment d’Internet, pour donner un souffle nouveau à la vie citoyenne. »
C’est aussi le cas de Mon Bulletin, créé dans le cadre de l’élection présidentielle en 2017 par Florian Cleyet-Merle, en collaboration avec Cyril Allard (Polytechnique, Paris School of Economics) et Guillaume Bon (Supélec, INSEAD). Le principe ? « Nos utilisateurs échangent via Messenger avec un chatbot qui les informe sur la vie publique et le débat politique. » La technologie du robot conversationnel a un double avantage : d’une part, elle touche les individus directement sur une plateforme de messagerie instantanée populaire ; d’autre part, elle présente des contenus sérieux dans un format ludique, intuitif et attractif. Parmi les fonctionnalités : « Un Tinder des programmes pour comparer les positions des candidats aux diverses élections françaises, un Facebook des députés pour mieux connaître leur parcours et mesurer leurs performances (présence à l’Assemblée, contributions…), un quiz d’éducation civique 2.0 sous forme de conversation, des sondages d’opinion emoji, ou encore des synthèses de projets de loi. » Objectif : rendre l’information accessible – mais aussi devenir un canal de démocratie directe et participative, pour rapprocher les citoyens de leurs élus et remédier à la défiance à leur égard. « À terme, nous voulons permettre à nos utilisateurs d’interagir et de communiquer directement avec leurs représentants, pendant et hors des périodes électorales. L’ambition est de mettre en place un véritable système de performance management de nos élus et de permettre de passer d’une politique de l’offre, avec des partis qui proposent des projets, à une offre politique collaborative, construite à partir des jugements et réactions des citoyens. C’est par la transparence et l’information que nous pouvons recréer le lien nécessaire à la démocratie. » La demande est là : l’interface de Mon Bulletin a vu passer pas moins de 100 000 messages le dimanche du premier tour de la présidentielle.
Après la sensibilisation, la mobilisation
Quitte à recourir au digital pour fédérer un grand nombre de personnes, autant utiliser leur force de frappe commune pour faire pression sur les décideurs. C’est le postulat de L’Accélérateur de la mobilisation, fondé par Guillaume Bonnet. « Nous apprenons aux associations à recruter des sympathisants via Internet. Le but est de gagner à la fois la bataille du cœur, en alertant le grand public, et la bataille du politique, en montrant que le sujet intéresse du monde. » La structure sélectionne les initiatives en fonction de leur faisabilité, de leur potentiel, de leurs ressources et de leur finalité. « On se concentre sur des thématiques liées à la justice sociale, à la lutte contre les discriminations et à la citoyenneté. » Les participants suivent un programme intensif incluant séances de coaching et ateliers de formation pour définir puis mettre en œuvre un plan d’action. Avec toujours la même approche progressive : « On envoie d’abord un e-mail, puis une pétition, puis des contenus à partager, puis des invitations à des événements… Et on commence par contacter le premier cercle des militants, où on a plus de chances d’atteindre des indécis aux idées proches. Une fois convaincus, ces derniers se mettent à leur tour à solliciter leurs contacts, et ainsi de suite. C’est l’effet domino. » Depuis sa création, L’Accélérateur de la mobilisation a reçu 170 dossiers. Et connu plusieurs réussites. « Grâce à nous, l’association Acceptess-T a organisé la plus grande pétition française sur les droits transgenres : 34 000 signatures – et un rendez-vous avec la Mairie de Paris à la clé ! » Un résultat qui constitue un véritable aboutissement : « Dans notre métier, la courbe de l’engagement débute avec un clic sur un site et progresse jusqu’à l’action sur le terrain. »
Du virtuel au réel
Romain Slitine confirme : « Je ne crois pas du tout à une démocratie reposant sur le tout numérique. On a besoin d’espaces physiques de délibération. » D’où le concept de Kawaa, développé par Kevin André : « Nous proposons une plateforme et des outils digitaux pour organiser des rencontres dans la vraie vie autour d’intérêts communs. » L’idée n’est pas d’opposer les deux dimensions, mais de jouer sur leurs complémentarités. « L’interface web permet de rassembler des gens d’horizons différents et de former les animateurs des événements. Mais c’est dans la réalité du face à face que se jouent le vivre ensemble et le lien social. » Là encore, le succès est au rendez-vous, avec en moyenne 250 rencontres par mois. « Nous jouons un vrai rôle dans la transition démocratique. Depuis notre lancement, nous avons porté plusieurs initiatives phares, comme Fraternité générale, mouvement combinant des actions culturelles et sportives, et la Nuit des Débats, soirée annuelle d’échanges et de discussions dans divers lieux de Paris. Ça fonctionne tellement bien que nous avons exporté le principe à Montréal et à Dakar. » Kawaa a également joué un rôle moteur dans le Printemps citoyen, série d’événements qui se sont tenus en parallèle des élections présidentielles : « En tout, nous avons ouvert 400 espaces d’expression démocratique sur l’ensemble du territoire français, où chacun pouvait partager ses préoccupations, ses revendications, ses propositions. Une manière de nourrir le débat d’idées, dans une campagne qui en a souvent manqué à cause des affaires ! » Ici, le digital est non seulement utilisé en amont, comme moyen de mise en relation, mais aussi en aval, pour prolonger la discussion : Kawaa collecte des contributions écrites auprès des participants et les confie à son partenaire Cognito, agence créée par Gilles Proriol (E96) et spécialisée dans l’analyse sémantique des concertations publiques, pour générer une cartographie des opinions. « L’enjeu : produire de la data et occuper l’espace médiatique. »
Message reçu ?
L’intérêt de la Civic Tech n’a pas échappé au monde politique – notamment au niveau local. Romain Slitine prend l’exemple de Grenoble : « La mairie a institué un droit d’initiative et de votation citoyenne basé sur des pétitions en ligne. Si votre proposition récolte 500 signatures numériques, elle est inscrite à l’ordre du jour du conseil municipal. Et si celui-ci la déboute, elle peut être repêchée à condition d’obtenir 20 000 signatures – chiffre qui correspond à la majorité obtenue par l’équipe en place lors des élections. La ville joue vraiment le jeu : elle fournit même des moyens de communication digitaux à chaque étape du processus. » On peut également citer Nanterre, qui exploite le logiciel libre Democracy OS pour consulter ses habitants, ou Vernon, qui met l’application Fluicity à disposition de ses résidents pour signaler des problèmes de voierie, faire remonter des doléances ou répondre à des enquêtes de satisfaction.
La France serait-elle donc à la pointe de l’innovation digitale et démocratique ? Guillaume Bonnet relativise : « Aux États-Unis, ça a commencé en 2001 avec le mouvement Move On, et ça s’est accéléré avec le développement des réseaux sociaux, d’autant que ces derniers sont précisément nés dans ce pays. Ils ont donc une double avance. » Mais Kevin André nuance : « La Civic Tech américaine mise tout sur la technologie et les algorithmes, sans trop s’interroger sur leur utilisation. La Civic Tech française donne un sens à ces outils, en veillant à toujours les orienter vers des projets éducatifs ou participatifs. Nous avons pour nous l’esprit critique, la philosophie, les humanités. De ce point de vue, c’est nous qui sommes en avance. »
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E11), responsable des contenus ESSEC Alumni
C’est les vacances ! L’occasion de faire le bilan de l’année écoulée, et de se replonger dans les archives de Reflets ESSEC Magazine. Cet article a été initialement publié mi-2017, dans le n°118, au sein du dossier « Demain tous politiques ? » consacré aux diplômés de l’ESSEC issus de la société civile qui s’engagent dans la vie citoyenne. Pour accéder à l’intégralité des contenus de Reflets ESSEC Magazine, cliquer ici.
Illustration : Kevin André (E99), Florian Cleyet-Merle (E12), Romain Slitine (E03) et Guillaume Bonnet (C09)
Commentaires0
Veuillez vous connecter pour lire ou ajouter un commentaire
Articles suggérés