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Esther Crauser-Delbourg (E09) : « Il faut résoudre le problème de l’eau avant celui du CO2 »

Interviews

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29/05/2024

Économiste de l’eau, Esther Crauser-Delbourg (E09) est régulièrement invitée dans les médias français depuis les sécheresses de 2022 et 2023. Elle livre son analyse de la crise hydrique mondiale – et ses propositions pour améliorer la situation. 

ESSEC Alumni : Comment êtes-vous devenue économiste de l’eau ?

Esther Crauser-Delbourg : J’ai découvert le sujet lors de mon passage par le campus ESSEC Asia-Pacific à Singapour. J’ai été interpellée à la fois par la gestion exemplaire de l’eau sur place – toute l’économie locale en dépend – et par l’ignorance qui entourait ces enjeux en France et en Europe, où on en parlait essentiellement sous l’angle d’une problématique humanitaire dans les pays en voie de développement. Lorsque j’ai poursuivi mes études avec un master d’économie à l’Ecole d’Economie de Paris, j’ai donc décidé de consacrer mon mémoire aux potentiels conflits de l’eau dans les grands bassins africains. Puis j’ai continué avec une thèse d’économie à l’École Polytechnique sur les sujets de l’empreinte de l’eau pour la production de biens alimentaires et industriels. En effectuant une partie de mes travaux à l’Université de Columbia aux États-Unis, j’ai encore une fois constaté le décalage avec l’Europe : les universités anglo-saxonnes étaient déjà très avancées dans ce domaine avec une approche pluridisciplinaire mobilisant les hydrologues, les ingénieurs, les économistes, les climatologues et les spécialistes des relations internationales, en cheville avec les grands groupes agro-alimentaires, premiers consommateurs d’eau à l’échelle de la planète. C’est là qu’est née mon ambition d’embarquer les grands groupes dans une transformation de leurs politiques de gestion de l’eau. 

EA : Concrètement, comment avez-vous porté cette ambition ? 

E. Crauser-Delbourg : Il a fallu du temps ! Je suis entrée dans le monde de l’entreprise en 2014 : la méthode de calcul de l’empreinte carbone venait de sortir, la RSE commençait tout juste à se développer. J’ai débuté chez AXA sur les enjeux de l’assurance responsable ainsi que sur la stratégie eau et biodiversité du groupe. Puis j’ai accepté de dévier pour prendre un poste de Chief of Staff d’un membre du comité exécutif, avant de rentrer dans la direction des vignobles de l’entreprise. Le vin a cependant constitué un chemin de traverse pour revenir progressivement à l’eau… Et les canicules de 2022 et 2023 ont achevé de me ramener dans le giron. Depuis ces épisodes, j’accompagne les grands groupes dans la gestion des ressources en eau, tous secteurs confondus. Je les aide à identifier les bonnes métriques de suivi de l’eau, à calculer puis à optimiser leur empreinte eau dans la perspective d’une régulation de plus en plus forte. Et je forme leurs collaborateurs sur ces questions, depuis la direction jusqu’aux équipes opérationnelles. Dans le prolongement de cette activité, je suis également en train de co-créer des enseignements sur l’eau pour certaines grandes écoles, dont l’ESSEC, et je donne des conférences sur le sujet. 

EA : Quel constat dressez-vous sur la gestion de l’eau aujourd’hui ? 

E. Crauser-Delbourg : Les entreprises en sont au même stade qu’avec le carbone dix ans plus tôt : alors que l’eau constitue un facteur de production absolument déterminant, elle n’est presque jamais considérée dans la décision stratégique. Je vois encore des grands groupes agro-alimentaires construire des usines dans des régions du monde où les nappes sont quasiment à sec et où les communautés locales peinent à s’approvisionner ! D’emblée, on peut prédire que ces infrastructures vont devoir fermer sous 5 ans, avec un coût énorme non seulement pour l’entreprise mais aussi pour les citoyens et pour l’environnement. Pourtant les données existent – et c’est le plus rageant : le problème tient principalement à un impensé. 

EA : Ce constat concerne-t-il seulement les entreprises françaises ou s’étend-il à l’ensemble du monde économique ? 

E. Crauser-Delbourg : La méconnaissance et les difficultés qui en découlent sont très largement partagées, avec bien sûr des points de tensions plus ou moins critiques. Par exemple les États-Unis disposent d’énormes ressources mais les sécheresses n’en privent pas moins les agriculteurs d’eau en Californie entre juin et août ; les pollutions industrielles mal contrôlées privent des villes entières d’une eau potable de qualité ; l’utilisation excessive d’eau pour l’exploitation des champs de maïs ou l’électricité de villes comme Las Vegas ont vidé les grands lacs réservoirs comme le Hoover Dam. De son côté, l’Inde a tellement irrigué suite aux subventions pour l’usage de l’électricité que ses nappes se vident à vue d’œil. Ou encore, le Kenya s’assèche pour produire des fleurs exotiques vendues aux quatre coins du monde – de même que le Pérou et le Mexique pour les avocats. 

EA : Vous avez aussi coutume de dire que nous « mangeons » jusqu’à 5 000 litres d’eau par jour… 

E. Crauser-Delbourg : Avec cette formule, je cherche à faire prendre conscience qu’il faut aussi de l’eau pour cultiver des céréales, des fruits ou des légumes et pour élever du bétail, donc que virtuellement, nous « mangeons » d’importantes quantités d’eau à chaque repas. Un seul verre de vin nécessite à lui seul entre 70 litres et 120 litres d’eau ! De même que nous portons plusieurs dizaines de milliers de litres sur nous, la culture du coton et des autres matériaux nécessaires à nos textiles étant particulièrement hydrovore. Ces exemples ajoutent d’ailleurs une dimension intéressante : si vous consommez une pièce de viande irlandaise, vous consommez les ressources en eau de ce pays. Sous cet angle, l’eau s’avère la matière première la plus échangée dans le monde en volume.

EA : Comment en est-on arrivé là ?

E. Crauser-Delbourg : Nous utilisons mal l’eau principalement parce que l’eau n’a fondamentalement pas de prix. On paye seulement les infrastructures qui permettent de l’extraire et de l’acheminer – mais pas la rareté de la ressource. De ce point de vue, si on appliquait la méthode du « Discounted Cash Flow » à la gestion des ressources en eau, on obtiendrait un zéro pointé… Car nous nous comportons comme si nous disposions d’eau en quantité illimitée. 

EA : Ce n’est pas seulement absurde sur le plan économique, mais aussi sur le plan climatique…

E. Crauser-Delbourg : Assurément. Primo, l’ONU estime que 90 % des catastrophes imputables au changement climatique sont liées à l’eau. Deuxio, sans eau, la biodiversité s’écroule. Tertio, un sol sec ou un arbre sec ne peut plus capturer de CO2 – or le GIEC estime que les sols et les arbres capturent naturellement 30 % de nos émissions. Autrement dit : il nous faut résoudre le problème de l’eau avant ou en parallèle de celui du CO2.

EA : Existe-t-il des modèles émergents ou alternatifs dont nous pourrions nous inspirer ?

E. Crauser-Delbourg : Deux États sont souvent cités en exemple : Singapour et Israël. Dotés de peu de ressources mais de larges moyens financiers, ils ont l’un comme l’autre instauré une culture de l’eau très forte : chaque goutte d’eau compte. Là-bas, jamais on ne verra un système d’irrigation arroser des champs en pleine journée de soleil – et à l’inverse, tout le monde est habitué à consommer des boissons issues de la réutilisation des eaux usées. 

EA : Vous-même, quelles solutions proposez-vous pour améliorer la situation ? 

E. Crauser-Delbourg : Je défends trois propositions principales. Première proposition : reconnaître à l’eau un statut de bien économique. Dans le monde, 10 % des ressources hydriques sont utilisées à des fins domestiques (boire, se laver, cuisiner) qui relèvent de notre survie et de la dignité humaine ; dans ce cadre, l’eau constitue un « bien commun ». Mais pour les 90 % restants, l’eau sert à fabriquer des biens de consommation écoulés sur le marché avec une marge financière. En ce sens, 90 % de notre eau constitue un facteur de production économique, au même titre que les autres ressources naturelles du type pétrole, gaz ou charbon, et que la terre, la main d’œuvre, le capital, la technologie… Le fait que nous ne reconnaissions pas ce statut empêche de réguler l’eau, de la compter, de l’allouer et de sanctionner en cas de besoin. 

EA : Deuxième proposition ? 

E. Crauser-Delbourg : Il faut trouver l’équilibre entre une gouvernance locale, régionale et mondiale de l’eau. L’eau constitue d’abord un enjeu local : je bois de l’eau issue des ressources à proximité, je profite des services de l’eau de ma région et je subis les catastrophes comme les inondations et les sècheresses qui se produisent localement. Mais l’eau devient aussi un enjeu mondial dès lors qu’on prend en compte les milliards de litres exportés à travers notre commerce international. Nous avons commencé à réguler, de manière certes imparfaite, nos émissions de CO2. Nous devons engager une démarche similaire pour l’eau – en commençant par déterminer les acteurs à mobiliser : l’ONU, la Banque mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce ? 

EA : Cette approche ne risquerait-elle pas d’entraîner une financiarisation de l’eau ? 

E. Crauser-Delbourg : Tout dépend de la manière dont le système est pensé – et bien sûr, il s’agit d’être attentif à éviter de telles dérives. Ceci étant, des tentatives de dérégulation des prix ont déjà eu lieu dans certains pays avec des conséquences franchement dissuasives. En Californie par exemple, les grands agriculteurs sont autorisés à se revendre leurs quotas annuels d’eau s’ils ne les utilisent pas en entier. Résultat : pendant les grandes années de sécheresse, le prix de l’eau atteint des niveaux tels qu’il devient plus intéressant de vendre l’eau que de cultiver ses terres… Ma perspective vise des effets inverses : j’appelle à valoriser la rareté de l’eau pour inciter à adopter des comportements plus responsables et raisonnables. Et, aussi, pour financer les investissements massifs qui vont s’imposer dans les années à venir pour améliorer la gestion de l’eau. 

EA : Et votre troisième proposition ? 

E. Crauser-Delbourg : Nous devons nous mettre d’accord sur une méthode pour compter l’eau. Sans indicateur chiffré, on ne peut ni mesurer notre surconsommation ni optimiser nos pratiques. Faut-il compter l’eau de pluie qui a fait pousser l’herbe que les vaches broutent, et sans laquelle l’agriculteur aurait dû acheter du foin ? Faut-il seulement compter l’équivalent scope 1 de l’eau, ou aussi le scope 3 ? Un géant de l’agro-alimentaire doit-il compter l’eau utilisée par les agriculteurs au début de sa chaîne d’approvisionnement ? Un fabricant de cosmétiques doit-il compter l’eau utilisée par ses clients pour consommer ses produits ? 

EA : En attendant que la situation s’améliore au niveau systémique, que peut-on faire pour contribuer à réduire le stress hydrique à l’échelle individuelle ? 

E. Crauser-Delbourg : Le récent Plan Eau du gouvernement préconise une diminution de 10 % de notre consommation domestique, industrielle et agricole d’ici 2030 – et la bonne nouvelle, c’est qu’en réalité nous pouvons largement atteindre 20 à 30 % de réduction sans pour autant rogner sur notre confort ni notre production. Côté économique, on peut améliorer la productivité de l’eau rapidement en recourant au stockage des eaux de pluie, à la réutilisation des eaux usées (par exemple en réinjectant l’eau de lavage d’un site dans son système de refroidissement) ou encore à des techniques d’irrigation plus vertueuses comme le goutte à goutte qui suffit amplement pour les cultures. 

EA : Et côté domestique ?

E. Crauser-Delbourg : On estime qu’un Français utilise en moyenne 150 litres d’eau par jour (contre 380 litres aux États-Unis ou 85 litres en Inde). Or dans ce domaine, les petits gestes ont un grand impact : passez une minute en moins dans votre douche, vous économisez entre 10 et 20 litres d’eau ; utilisez un lave-vaisselle au lieu du lavage à la main, vous consommez près de 7 fois moins ; tirez moins souvent la chasse d’eau, vous évitez de gâcher entre 9 et 15 litres à chaque fois ; clipsez des mousseurs d’eau sur vos robinets, vous réduisez le débit de 60 %… Rien qu’en additionnant une minute de douche et une chasse d’eau en moins par jour, vous atteignez déjà entre 10 % et 23 % d’économie, au-dessus des objectifs du Plan Eau ! 


Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E10), responsable des contenus ESSEC Alumni 

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