Dans Reflets Mag #150, Cédric Baecher (E00), Hubert Joseph-Antoine et Patrice Geoffron analysent les polémiques qui peuvent entourer les enjeux de la transformation durable en entreprise – et comment les dépasser. Découvrez l’article en accès libre… et pour lire les prochains numéros, abonnez-vous !
La transformation durable est polémique par nature
Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est entré dans un processus de transformation violente, appelé à durer et qui se traduit par la juxtaposition de nombreux systèmes sous tension. Alors qu’en un peu plus de deux siècles, le PIB mondial a été multiplié par 1001 (atteignant aujourd’hui 100 000 milliards de dollars, selon la Banque mondiale), un ensemble de crises environnementales, socioéconomiques et géopolitiques nous imposent de changer brutalement de modèle, à un rythme inédit dans l’histoire.
Vu l’ampleur des défis (par exemple, réduire d’ici 2030 les émissions de GES dans la même proportion que ce qui a été accompli depuis 30 ans), l’absence de tensions, voire de conflits, serait pour le moins surprenante… Il nous faut continuer à gérer des parcs d’actifs existants (infrastructures obsolètes, immeubles mal isolés, véhicules thermiques, sites industriels anciens…), tout en inventant de nouvelles solutions (technologiques, économiques, politiques), souvent accompagnées d’effets indésirables difficiles à assumer (distorsions de concurrence, effets d’aubaine…).
Dans un contexte de profond désarroi, il nous faut débattre pour faire émerger des consensus et nous accorder sur les meilleurs arbitrages, progresser sur une délicate ligne de crête entre volonté collective d’assurer la transition et capacité individuelle à en assumer toutes les conséquences… Sans pour autant disposer de tous les leviers, puisque (entre autres impasses) le prix du pétrole se décide plus à Ryad et Moscou, qu’à Paris ou Berlin.
Quelle que soit l’échelle (pays, région, organisation publique ou privée), la perte de sens du récit global s’accompagne de confrontations entre « logiques » (économique, sociale, environnementale), comme l’illustre récemment le débat tendu entre le PDG de TotalEnergies et le climatologue Jean Jouzel lors de l’Université du Medef. Les polémiques s’immiscent aussi au sein des entreprises, des échanges entre collègues au huis-clos des comités exécutifs devant statuer sur des décisions d’investissement ou de positionnement commercial, parfois susceptibles d’entrer en contradiction (totale ou partielle, directe ou indirecte) avec leurs engagements en matière de RSE. Ces « zones de tensions » perturbent les processus de prises de décisions et peuvent générer des conflits de répartition des ressources et des moyens, pesant lourdement sur la cohésion et la compétitivité.
La délicate invention d’espaces de dialogue
Face à ces situations, les espaces de dialogue et les mécanismes favorables à une concertation « éclairée » font cruellement défaut. Pourtant, plusieurs exemples montrent qu’il est possible de faire émerger des consensus, par exemple en rénovant et/ou en développant des pratiques d’intermédiation existantes. Prenons trois exemples concrets.
Premier exemple : la Convention citoyenne pour le climat (voulue par le Président de la République à la suite du « Grand Débat » et de la crise des Gilets jaunes) a permis à un panel représentatif de citoyens de travailler « en proximité » sur le long terme, avec un engagement fort et des résultats concrets. Malgré les divergences de départ (connaissances hétérogènes, postures incompatibles, tensions internes…), quasiment toutes les mesures proposées ont été votées à une large majorité par les membres de la Convention, traduisant un cheminement collectif et une réelle capacité à dépasser les méfiances, incompréhensions et passions initiales, pour laisser la confiance se tisser, trouver des points d’équilibre et faire émerger les consensus. Au prix d’efforts importants en matière de médiation, de définition partagée des « règles du jeu » (écoute, relations avec les experts, gestion des conflits) et de création d’un socle commun de compréhension objective des enjeux (faits, données scientifiques, expertise interne partagée).
Deuxième exemple : des organisations constituent leurs propres espaces d’interaction, pour dialoguer et créer de la confiance sur le long terme. On peut citer l’université Paris Dauphine (qui a créé un conseil environnemental pour aborder les impacts de la décarbonation sur ses modes de fonctionnement), des entreprises comme Veolia Eau Île-de-France (expérimentation d’une convention climat interne, réunissant cadres et ouvriers pour dialoguer sur les enjeux de la transition énergétique et écologique) ou encore Transdev (adaptation des comités d’engagement pour expérimenter l’intégration de critères environnementaux dans des décisions d’investissement et de développement international).
Le cas de Transdev est particulièrement intéressant : dans le cadre de la transformation durable, la décision d’intégrer le département environnement/climat dans la direction de la stratégie a permis de limiter les risques de confrontation entre deux pôles distincts, susceptibles d’entrer en tension lors d’arbitrages clés. Les logiques économiques et environnementales sont ainsi intégrées de manière cohérente en amont des réflexions et des décisions stratégiques (le volet « social » de la RSE étant quant à lui traité par la Direction des ressources humaines). Le comité d’engagement constitue un cadre clair permettant aux débats internes de s’exprimer de manière constructive, tout en lissant les inévitables écarts de perception, craintes et « a priori » entre différents décideurs (selon leurs fonctions et responsabilités). Il s’agit ainsi d’évaluer et d’objectiver l’ensemble des impacts associés aux nouveaux projets, pour inscrire les discussions dans des cas concrets (directement reliés aux activités de l’entreprise) et démystifier les enjeux.
Troisième exemple : le Laboratoire de la Mobilité inclusive (LMI), think tank réunissant depuis 2013 des entreprises, institutions publiques et acteurs associatifs pour travailler sur les enjeux d’accès à la mobilité pour tous. Par son approche transverse et interdisciplinaire, le LMI s’attache à créer des conditions favorables à un dialogue ouvert et objectif, entre des acteurs dont les intérêts peuvent pourtant parfois apparaître diamétralement opposés. L’approche est d’autant plus inspirante qu’il ne s’agit ni de nier les contradictions, ni d’empêcher leur expression, mais plutôt de rechercher des points de convergence au service de l’intérêt général, pour ensuite alimenter collectivement le débat public de manière « non polémique ».
Accélérer la compréhension collective des enjeux
Toutes les organisations, y compris les entreprises, ont un rôle majeur à jouer pour contribuer à la compréhension collective des enjeux de la transformation durable. Dans le secteur du transport, des initiatives récentes comme Mobility Sphere (Transdev) ou le Forum mondial sur la liberté de mouvement dans un monde décarboné (Stellantis) démontrent la volonté de plusieurs dirigeants d’investir activement dans le champ du débat public, précisément pour contribuer au dialogue y compris directement avec les opinions publiques.
Face au « continuum » des polémiques entre sphère privée et sphère professionnelle, il apparaît essentiel d’associer tous les profils de collaborateurs (âges, compétences) à ces initiatives de dialogue. Pour aboutir à des résultats concrets, elles doivent reposer sur quatre piliers indissociables : 1) une acceptation partagée des valeurs et du « projet » collectif ; 2) une formulation claire des contradictions et des différences de perceptions (entre acteurs et entre territoires) ; 3) une illustration par des faits concrets (expertises indépendantes, données vérifiées, tendances étayées…) ; 4) une inscription assumée dans le temps long.
Le développement de la formation et la production continue de connaissances ciblées sont essentiels pour alimenter les espaces de dialogue. Transdev a ainsi initié un partenariat avec le Shift Project pour concevoir une version internationale de la fresque de la mobilité, et ainsi mieux animer les débats sur la mobilité durable dans ses 20 pays d’implantation. Le LMI s’est quant à lui engagé dans un projet de long terme (« Inclusion/Transition »), visant à explorer les contradictions inhérentes à la transformation durable, en partant des différences de perceptions entre parties prenantes (au travers notamment d’une étude de terrain très approfondie, largement communiquée).
En conclusion, c’est aussi par le dialogue que nous parviendrons ensemble à mieux appréhender la valeur « assurantielle » de la transformation durable, qui doit nous permettre à l’avenir de mieux absorber les chocs, d’augmenter la compétitivité et la résilience de nos entreprises et de nos sociétés, dans un monde chaotique traversé par des crises multiples. Acceptons la nature par essence polémique de cette affirmation, et encourageons les débats sans relâche. En mettant l’accent non pas seulement sur le coût des actions, mais aussi et surtout sur leurs co-bénéfices concrets et locaux.
1. Voir les travaux d’Angus Maddison (1926-2010), économiste et historien britannique.
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