Alexandre Allegret (E14), élève à l’ENA : « La Banque européenne d’investissement veut accroître son soutien aux entrepreneurs français »
Dans le cadre de son cursus à l’ENA, Alexandre Allegret (E14) assiste Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d’investissement (BEI). Un poste d’observation privilégié, dont il tire un constat : les entrepreneurs français ne sollicitent pas suffisamment la BEI, qui ne demande pourtant qu’à les financer. Explications.
ESSEC Alumni : Pouvez-vous nous rappeler les principales missions et réalisations de la BEI ?
Alexandre Allegret : La BEI est la banque de l’Union européenne ; ses actionnaires sont les États membres. Son activité principale consiste à financer des projets dans le cadre des grandes priorités de l’Union européenne. Pour ce faire, elle emprunte sur les marchés (de l’ordre de 10 à 80 milliards d’euros par an) pour participer au financement de projets stratégiques au sein de l’UE mais aussi à l’extérieur (10 % de son activité). Grâce à sa notation AAA, la meilleure, elle bénéficie de conditions de financement favorables qu’elle rétrocède à ses bénéficiaires. Sa vocation n’est pas de réaliser du profit.
La banque suit les 4 objectifs stratégiques de l’UE fixés par les États membres : (1) financer l'innovation et les compétences, (2) soutenir les PME et les ETI, (3) permettre le développement et la modernisation des infrastructures, et (4) agir en faveur du climat. Il s’agit pour la BEI de pallier les défaillances de marché, grâce à une mobilisation de ressources publiques, et de générer un effet d’entraînement auprès des acteurs du secteur privé, attirés par la qualité de la signature de la BEI. En effet, la BEI est une banque qui analyse non seulement la rentabilité financière des projets, mais aussi l’impact économique, social et environnemental de ses financements ; l’octroi d’un financement européen via la BEI est donc un gage de qualité sur tous les plans.
Une mutation relativement récente peut être constatée : perçue initialement comme une banque orientée vers le secteur public, la BEI concentre une grande part de son activité sur le secteur privé et en particulier sur les domaines les plus risqués depuis 2015, notamment suite au déploiement du Plan Juncker. Elle est ainsi devenue un des principaux financeurs de biotechs et medtechs dans l’UE, avec 600 millions d’euros apportés à 25 start-up et PME innovantes sur les trois dernières années.
EA : En quoi consiste l’action de la BEI en France spécifiquement ?
A. Allegret : L’action de la BEI en France se matérialise à travers différents canaux : elle peut se faire de manière directe, auprès d’entreprises ou de contreparties publiques, ou intermédiée, via des banques ou des fonds d’investissements. En France, en 2017, la BEI a financé 105 opérations pour un total de 8,6 milliards d’euros, avec deux objectifs principaux : la lutte contre le changement climatique (55 %) et l’innovation (34 %).
L’activité de financement direct apporte des prêts, pour un montant minimal de 7,5 millions d’euros, à des entreprises dont les projets sont alignés avec les objectifs de l’UE.
L’intermédiation bancaire permet à la BEI de toucher indirectement des entreprises qui seraient en dehors de sa portée car de trop petite taille. La BEI ne dispose pas de réseau mais s’appuie sur des banques partenaires publiques et privées. Elle a par exemple mis en place une solution de titrisation synthétique avec le Crédit Agricole et BNP Paribas : la BEI apporte une garantie à première perte sur une tranche de dette mezzanine, normalement portée par la banque commerciale ; en échange, la dite banque produit un montant cible de nouveaux crédits avec taux d’intérêts compétitifs pour le client final. En procédant ainsi, la BEI ôte une partie du risque de la banque commerciale et favorise l’accès des PME et ETI au crédit. Le Crédit Agricole, par exemple, bénéficiant d’une garantie de 138 millions d’euros, s’est engagé à déployer 830 millions d’euros sur deux ans auprès de PME et ETI françaises.
EA : Quel est le rôle du Fonds européen d’investissement (FEI), filiale de la BEI, dans cet écosystème ?
A. Allegret : Le FEI permet de soutenir des PME dans leur stratégie de croissance. Par exemple, il accompagne Impact Partenaires, fonds d’investissement qui soutient la création de commerces franchisés dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Parmi les enseignes qui se développent figurent Burger King, Carrefour Proximité, Éléphant Bleu ou encore O’Tacos. Au total, ce sont 1 500 emplois et 250 commerces qui ont été créés depuis 2016.
Le FEI finance aussi des fintechs prometteuses qui participent au développement du tissu économique national. La start-up Lendix – spécialisée dans le financement participatif – a ainsi bénéficié d’un apport du FEI dans le cadre de sa levée de fonds de 200 millions d’euros, qui permettra de financer l’activité de 600 TPE et PME.
EA : La BEI travaille-t-elle en lien avec Bpifrance ?
A. Allegret : Bpifrance est naturellement un relais fondamental de l’activité de la BEI sur le territoire. C’est d’ailleurs souligné dans le premier article de loi qui a institué la banque publique française, où il est stipulé que Bpifrance est à la fois client et partenaire de la BEI et actionnaire du FEI. Les deux entités sont complémentaires, dans la mesure où Bpifrance dispose d’un maillage du territoire particulièrement dense, et donc d’une excellente capacité d’origination et de suivi des opérations. La BEI, en contrepartie, apporte son savoir-faire dans la création d’instruments financiers, dans la mobilisation de ressources européennes et dans l’analyse technique des projets, ainsi que sa capacité financière, en garantie ou en financement.
Ainsi, le 13 mars dernier, Ambroise Fayolle a signé l’apport de 250 millions d’euros à Bpifrance, en délégation totale, pour financer les ETI françaises à hauteur de 500 millions d’euros, avec un mécanisme de partage du risque à hauteur de 50 %.
EA : La BEI pourrait-elle soutenir un plus grand nombre d’entrepreneurs français qu’aujourd’hui ?
A. Allegret : Il s’agit d’un retour récurrent de la part de nos équipes sur le terrain, comme de la part des clients avec qui nous entrons en contact pour la première fois : lorsqu’elle n’est pas simplement ignorée, la BEI est vue comme une institution lointaine, nichée au cœur d’une structure européenne complexe. Or c’est tout le contraire ! La BEI a vocation à accroître son implication aux côtés des entrepreneurs français, là encore dans le cadre du Plan Juncker.
EA : Quels sont les profils d’entrepreneurs ciblés par la BEI ?
A. Allegret : La BEI est avant tout une banque de projets : sa priorité, c’est que les dossiers qu’elle accompagne contribuent à atteindre les 4 objectifs européens précédemment cités. Les projets français les plus attractifs comportent ainsi une forte dimension d’innovation et/ou de lutte contre le changement climatique.
EA : Quels outils et moyens de financement la BEI met-elle à disposition des entrepreneurs ?
A. Allegret : La BEI déploie tout un panel d’outils qui permettent de répondre à différentes catégories de besoins financiers, notamment en fonction de la maturité de l’entreprise.
La BEI propose notamment une gamme complète de financement par la dette, qui va de la dette senior à la dette subordonnée, souvent mezzanine et à maturité longue. Elle favorise également les investissements en capital-risque et capital-développement, par le biais du FEI. En outre, elle dispose d’une offre de garantie et de contre-garantie, qui favorise la mobilisation de financements complémentaires auprès de banques et de fonds privés.
En plus de son apport financier, la BEI a développé un département « advisory », qui conseille les entreprises dans les aspects les plus techniques de leurs projets, pour garantir l’adéquation concrète entre leur proposition de valeur et les exigences des institutions financières. Ce service, souvent inclus dans le financement apporté par la BEI, peut-être sollicité de façon totalement indépendante par des entreprises dont la taille ne correspond pas forcément au périmètre d’action de la BEI dans son activité bancaire plus classique.
Enfin, la BEI dispose d’une capacité d’initiative propre, lui permettant de concevoir et de mettre en œuvre des instruments financiers ad hoc et à fort effet de levier, pour répondre à des besoins qu’elle a identifiés ou qui lui ont été signalés. Elle développe ainsi actuellement quatre instruments financiers innovants, en lien avec les autorités françaises, basés sur une tranche de dette « à première perte » (ou first loss piece) : il s’agit de permettre le financement de la digitalisation des TPE-PME françaises (pour lesquelles un retard fort a été mis au jour), de l’activité des jeunes agriculteurs (pour lesquels le coût du foncier et la baisse des rendements constituent un frein important), de la rénovation énergétique des bâtiments et des travaux d’aménagement nécessaires dans les pays et territoires d’outre-mer (où demeure un fort déficit d’infrastructures).
EA : La BEI met également en œuvre de nombreux mandats spécifiques confiés par la Commission européenne…
A. Allegret : On en compte 91 à ce jour, dédiés à des sujets particuliers, circonscrits en terme de secteurs, géographies et niveaux de risque. L’exemple le plus connu est le Plan Juncker, au titre duquel la BEI a pour objectif de mobiliser 315 milliards d’euros d’investissement en Europe sur la période 2015-2018 (plan qui a été étendu jusqu’à 2020 pour mobiliser 500 milliards d’euros), en investissant dans des projets relativement risqués de PME et ETI ainsi que dans des infrastructures stratégiques, et en garantissant les investisseurs contre d’éventuelles pertes.
On peut aussi évoquer le mandat EaSI, exclusivement dédié à la microfinance et à l’entrepreneuriat social. Initiative France, premier réseau associatif de financement des créateurs et des repreneurs d’entreprises, dispose ainsi d’une enveloppe lui permettant d’attribuer pour 10 millions d’euros de prêts gratuits et sans intérêt à plus de 500 microentreprises françaises entre 2017 et 2020, soit un montant moyen de 20 000 euros. Les prêts d’honneurs accordés par Initiative France ont un effet de levier important : chaque euro débouche en moyenne sur 7,3 euros de financement supplémentaire apporté par les banques commerciales.
EA : Avez-vous d’autres exemples de dispositifs français accompagnés par la BEI ?
A. Allegret : Ils sont nombreux ! Je pense entre autres au dispositif PREDIREC Innovation, proposé par Acofi et co-financé par la BEI, qui a déjà versé 163 millions d’euros à 193 entreprises représentant 15 000 emplois sur 30 départements français et la totalité des régions. Dans ce contexte, la société Sunpartner Technologies, qui développe des solutions photovoltaïques innovantes pour les objets connectés, le transport et le bâtiment, a bénéficié d’une avance de 1,6 million d’euros de Crédit Impôt Recherche (CIR), soit deux fois son chiffre d’affaires de l’époque.
La BEI a également financé les Maître Laitiers du Cotentin, société coopérative agricole française créé en 1962 et détenue par 1 280 producteurs laitiers. Disposant de son propre réseau de distribution (France Frais), et générant 1,6 milliards d’euros de chiffres d’affaires, ce spécialiste des produits laitiers frais, positionné sur les marchés de marque de distributeur et la consommation hors domicile, souhaitait construire et exploiter une nouvelle usine de traitement du lait, afin de répondre à un appel d’offres – gagné – pour l’exportation de briques de lait liquide UHT en Chine.
EA : Concrètement, comment solliciter le soutien de la BEI ?
A. Allegret : En fonction de la taille du financement sollicité, l’entrepreneur peut s’adresser directement au bureau parisien de la BEI (prêt supérieur à 7,5 millions d’euros) ou à un intermédiaire (tout montant inférieur).
Certains invariants demeurent, et trouvent leur fondement dans la vocation de la BEI : en plus d’être soutenable économiquement, le projet financé devra contribuer à la réalisation des objectifs de l’UE portés par la Banque (innovation, climat, infrastructure et PME, les deux premières dimensions étant particulièrement importantes). L’impact du financement en termes d’emplois fera également l’objet d’une attention particulière.
Enfin, la BEI analysera des critères d’additionnalité et de mobilisation : d’une part, le financement de la BEI doit essentiellement venir combler les failles du marché, donc bénéficier aux entreprises qui auraient du mal à se financer alternativement sur des maturités aussi longues et dans des conditions raisonnables ; d’autre part, l’apport de la BEI doit permettre d’attirer d’autres financeurs, qui accordent leur confiance au « tampon BEI » attestant de ses diligences. Si le premier élément est difficilement mesurable, le second l’est à travers un « multiple d’investissement » qui estime le montant total de financement apporté pour un euro de prêt BEI.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser (E11), responsable des contenus ESSEC Alumni
Alexandre Allegret (E14), associé chez 4A Engineering, co-fondateur de MyBiotech et de Matrix 3D Concept, est diplômé en mathématiques (M2 X-Paris 6), en droit (M2 Paris 1, CAPA) et en économie (M2 Paris 1). Actuellement en formation à l’ENA, il assiste le Vice-président de la Banque européenne d’investissement, Ambroise Fayolle.
Comments0
Please log in to see or add a comment
Suggested Articles