Megha Malagatti (MBA 12), une intouchable chez S.T. Dupont : « Je suis née en Inde, mais je me suis révélée à Paris »
En quelques années, Megha Malagatti (MBA 12) est passée de la caste des intouchables en Inde au comité exécutif de la marque de luxe S.T. Dupont en France. Elle nous raconte comment elle s’est arrachée à son destin.
ESSEC Alumni : Où en est la condition des intouchables, ou Dalits, en Inde ?
Megha Malagatti : Nous revenons de loin, mais le chemin reste encore long. Les Dalits continuent d’effectuer les travaux les plus subalternes et les plus dégradants. Seuls certains accomplissent des tâches importantes, généralement sans être reconnus par la société. Les Dalits passent toujours pour des parasites aux yeux des castes supérieures. Si un Hindou de haute caste est touché par un Dalit, il se croit encore littéralement pollué, et doit effectuer une série de rituels rigoureux pour se purifier. Plus largement, les Dalits se voient souvent refuser le droit de voter ou d'accéder à des lieux publics dans les zones rurales. Beaucoup intentent des actions en justice, mais même les fonctionnaires censés les protéger partagent parfois les préjugés de caste et ne respectent pas leurs droits.
Il y a environ 240 millions de Dalits en Inde, soit près de 25 % de la population. Cela signifie qu’au XXIème siècle, dans un pays où tout le monde est censé avoir les mêmes droits et chances, une personne sur cinq reste condamnée à subir la discrimination et à se rebeller sans cesse, à s'élever et à remettre en question un système social oppressif, malgré les réserves et le soutien inscrits dans la loi.
EA : Comment avez-vous fait pour échapper à cette exclusion sociale ?
M. Malagatti : J'ai eu la chance d'avoir des parents qui étaient eux-mêmes parvenus à faire des études à une époque où la plupart des Dalits n'avaient pas cette opportunité. Ils ont fait en sorte que j’étudie dans un couvent, avec la science comme matière principale, ce qui m'a ouvert la possibilité de faire une école d’ingénieur. Après cela, j’ai pu évoluer pendant six ans dans le monde de la tech. J’ai notamment travaillé avec Cisco Systems et les hôpitaux Apollo, la plus grande chaîne hospitalière en Inde, pour mettre au point le système de télémédecine PAN India, qui met en relation les médecins exerçant dans les villes et les patients habitant dans des villages isolés.
EA : Pourquoi avoir décidé de quitter cette carrière pour vous tourner vers le luxe ?
M. Malagatti : Enfant, je rêvais de devenir soit cardiologue soit créatrice de mode. J’aimais autant regarder Miss World et Miss Univers que faire mes devoirs de biologie et de science. J’apprenais beaucoup en tant qu’ingénieur, mais je gardais le sentiment que ma place était ailleurs. J’ai fini par prendre mon courage à deux mains et j’ai postulé pour un MBA à l’ESSEC, dans l’idée de rejoindre le monde des affaires et de la mode.
EA : Pourquoi avoir décidé de partir en France plutôt que de rester en Inde ?
M. Malagatti : Lorsqu’on veut travailler dans l’industrie de la mode, la première chose qui vient à l’esprit, c’est Paris ! Par ailleurs, je venais de me séparer de mon mari ; or les options sont limitées pour les femmes divorcées en Inde. Nous subissons l’opprobre. Bref, j’avais tout intérêt à m’installer en France.
EA : Il n’a pas dû être facile de changer de pays et de reprendre des études à 28 ans, particulièrement dans ces conditions…
M. Malagatti : Effectivement, il m’a fallu beaucoup de courage, de résilience, d’engagement, de détermination. C’était d’autant plus difficile qu’au début, ma famille ne m’a pas vraiment soutenue, que ce soit sur le plan affectif ou financier. J’ai dû vendre mes bijoux pour payer mon installation et je me suis exclusivement nourrie de pâtes au beurre pendant des mois. Je pouvais seulement compter sur les encouragements de quelques amis restés en Inde. Heureusement, l’ESSEC m’a accordé une bourse, et mon père a fini par m’aider.
EA : Au-delà des aspects matériels, comme votre intégration en France s’est-elle passée ?
M. Malagatti : Je me souviens encore du jour où j’ai atterri à Paris. La beauté de la ville m’a vraiment intimidée. J’avais l’impression de me trouver dans un décor de cinéma. Cela m’inspirait des sentiments contradictoires et violents – j’étais à la fois excitée et effrayée, des frissons me parcouraient la peau. Peu à peu, j’ai pris mes marques. Un sage m'avait dit qu’à l’étranger, c’était à moi de m’adapter et non l’inverse. J’ai suivi son conseil. J’ai appris le français, ce qui a considérablement facilité mon intégration et m’a notamment permis de trouver du travail, ce que je n’aurais jamais cru possible à mon arrivée. Aujourd’hui, je peux dire que j’aime la France et qu’elle me le rend bien, car elle m’a donné une nouvelle vie, meilleure que la précédente.
EA : Qu’y a-t-il de si différent pour vous entre les deux pays ?
M. Malagatti : Même si je suis née en Inde, je me suis révélée à Paris. Une expérience internationale vous change toujours en tant qu'individu. À mesure que vous vous exposez à différentes cultures, méthodes de travail, traditions culinaires ou autres, vous découvrez et développez de nouvelles facettes de votre personnalité, ce qui vous aide notamment à mieux travailler en équipe. J’ai vraiment l’impression que vivre en France m’a permis de devenir meilleure, sur le plan professionnel comme sur le plan personnel. En Inde, vous vivez pour les autres. Vous jouez continuellement un rôle pour faire plaisir à toute sorte de gens, depuis vos parents jusqu’à vos amis en passant par les membres de votre famille et même les amis de votre famille. Vous ne pouvez jamais vraiment être vous-même, et dans ces conditions je crois que vous ne pouvez pas non plus vous connaître. À Paris, on m’a laissée libre de me recentrer sur moi-même, et cela m’a rendue plus confiante, plus forte, plus responsable.
EA : À la sortie de l’ESSEC, vous avez rejoint S.T. Dupont et rapidement intégré le comité exécutif. Comment avez-vous fait pour évoluer aussi vite ?
M. Malagatti : J’ai vécu mon parcours chez S.T. Dupont comme un voyage exceptionnel. J'ai commencé par restructurer le département Haute Création, puis j’ai accompagné l’implantation de la marque en Inde et son développement aux États-Unis, avant de prendre la direction des éditions limitées et des partenariats, où j’ai mis en place diverses collaborations pour promouvoir notre savoir-faire et nos créations : placement de produits dans les films de James Bond et de Disney, co-création d’objets d’exception avec des marques ou des artisans… Une manière de renouer avec ma formation d’ingénieur : cela peut être utile quand on doit accompagner la conception d’un briquet doté à la fois d’une flamme douce et d’une flamme de torche ! En tout cas, mon travail a convaincu, et j’ai été promue directrice marketing en charge des produits et de la communication au niveau mondial cinq ans après mon arrivée dans l’entreprise.
EA : Imaginez-vous repartir en Inde à terme ?
M. Malagatti : Pas à court terme, car j'aimerais multiplier les expériences à l'étranger – partir à la découverte d'autres pays, d'autres cultures, d’autres modes de vie. À long terme en revanche, pourquoi pas ! L'Inde semble en bonne voie pour devenir l'une des principales économies mondiales à l'avenir, et j'aimerais contribuer à sa croissance.
EA : Quels seraient vos conseils à un jeune souhaitant s’expatrier aujourd’hui ?
M. Malagatti : Primo, prenez le temps de découvrir qui vous êtes et qui vous voulez être demain ; prenez le temps d’y réfléchir et d’en parler avec vos professeurs, mentors et camarades de classe. Deuxio, restez concentré sur vos objectifs ; apprenez à repérer ou créer les opportunités, identifiez et valorisez vos points forts, sachez où vous pouvez amener de la valeur ajoutée. Cela aidera les entreprises à vous placer sur la bonne voie et à vous faire évoluer.
Propos recueillis par Louis Armengaud Wurmser(E10), responsable des contenus ESSEC Alumni
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